Solo Show “ Bee and Bobby Mac Leaf  ”, 2021
Galerie LIUSA WANG, Paris
par Philippe Godin, La Diagonale de l’Art

« Pour sa première exposition personnelle à la galerie Liusa Wang, Julie Navarro décline un savant mélange de concepts esthétiques qu’elle incarne dans des œuvres se jouant des frontières entre les arts. Une esthétique atmosphérique où se mêle poésie et pensée.
L’artiste enjambe avec finesse une série de médiums (peinture, photographie, sculpture…) – tout en brouillant ce qui relève du pictural et de l’écriture ; de l’audition et de la vision, de l'odorat et du tact. Une chanson de Janis Joplin donne son titre à l’exposition à l’instar d’une ritournelle proustienne, invitant le spectateur à se laisser traverser, au gré d’une variation de glissements poétiques, à une expérience multisensorielle. Julie Navarro illustre, en ce sens, le propos du philosophe Gilles Deleuze considérant que l’art «implique toutes les fonctions perceptives, transcendant par là même le cloisonnement classique des cinq sens.» (...)
De ce point de vue, la peinture Prairie, en forme d’ouverture monumentale à l’exposition, ne condense-t-elle pas toute la richesse de l’esthétique de l’artiste ? C’est une œuvre qui se traverse dans tous les sens du terme, de par ses qualités odorifères, et les différentes perceptions qui semblent passées au crible de ce tamis géant.
L’artiste qui a fait du paysage, l’un de ses thèmes de prédilection, offre avec cette pièce une nouvelle consistance esthétique à cette expérience de la nature dont elle confiait sa perception dans un entretien récent : « Face au paysage, qu’il me soit familier ou étranger, je me sens pleine d’énergie, mes sens sont en éveil, j’entre en dialogue, je me connecte à l’environnement immédiat. Mon corps s’étire, s’ouvre au contact de la nature. Mes sens s’exaltent des petits riens et grandes beautés qu’offre la diversité de la nature dans sa vitalité, ses odeurs, ses petits bruits, son intelligence connectée. »
La moustiquaire peinte devient ici le filtre et le transformateur d’une sensation de paysage, de profondeur et de perspective qui va donner le ton au reste de la visite. On pense au principe de l’Arte povera qui voulait dégager l’expérience esthétique de sa seule composante visuelle souvent mutilante, en convoquant la pluralité de l’expérience sensible.
Il y a sans doute dans la démarche de Julie Navarro également, une filiation lointaine avec un certain romantisme, celui de Novalis notamment qui écrivait dans ses hymnes à la nuit : « La pierre aussi respire, la pierre qui étincelle, et puis la plante qui ouvre ses pores… »
L’artiste ne va-t-elle pas avec ses portraits en terre de pierre qui rit prolonger la rêverie du poète ?
Et n’est-ce pas le même tropisme qui porte Julie Navarro a rechercher dans les paysages des tourbières, une matière prompte à lui fournir cette palette de couleur de terre et cette densité historique avec laquelle elle va créer des sculptures de tourbe, qu’elle imprime ensuite sur du papier calque ?
Comme le dit L’artiste :
« Ces petits artefacts, ces formes primitives, à l’instar de fantôme – des petites têtes de morts, des petits cyclopes, des figures qui dialoguent avec les créatures à l’huile, qui viennent raconter une forme de « dés-enfouissement » du subconscient, sont en même temps un dialogue plutôt joyeux avec des ancêtres… » . C’est sans doute la raison pour laquelle, elle a confié la confection de ces Tornà à des enfants, si sensibles à la fécondité de la terre, pour renouer ce fil secret qui nous relie au passé.
Il y a dans le travail de Julie Navarro, une sensibilité proche de cette part féminine attribuée à l’anima de la philosophie bachelardienne… Ces Tornà (occitan : fantôme) ne sont-elles pas une autre manière d’ausculter les rêveries de la matière dans les plis de la tourbe ?
On retrouve cette même démarche de collaboration dans la série Mirage, qui s’est faite ici avec des personnes âgées.
« J’aime autant partager les choses avec les enfants qu’avec des personnes âgées. Avec Mirage nous sommes allés nous promener dans le parc des Buttes-Chaumont à la recherche des illusions d’une nature inventée (hommage au Paysan de Paris d’Aragon).  Nous étions tour à tour socle, sculpture et caillou… » .
En proposant des jeux d’illusions – où chacun se transformait en petite marionnette, en fée, au gré des rencontres – dans une recherche de vacillement des identités chers aux surréalistes ; une esthétique du jeu et des métamorphoses…  Chaque partenaire photographiait l’autre en cherchant un principe d’illusion, déplaçant le sujet puisque le corps du partenaire devient le socle de l’œuvre – déplacement – métaphore et métonymie. On retrouve dans cette série tout un jeu de superpositions et des symboles cher à l’artiste, sans que l’œuvre soit trop explicite – les éléments de dénotations : le foin, le paysage, la laine – filant le paysage étant implicite…
Les Inaperçus sont nées également de l’observation des tourbières dans le Limousin où la matière impalpable du sol millénaire s’est métamorphosée en substance immémoriale, flottante, comme une petite brume légère. Les formes en apesanteur, de couleur pastel, diffusent des sensations douces dans une esthétique abstraite minimale. Comme l’écrit Yves Michaud L’inaperçu « est le lieu presque introuvable de cette force poétique. Julie Navarro nous y fait entrer et séjourner (…). Les Roses poudre sont si discrets  et si rayonnants de sensualité ».
La série Piece of my heart sont des petits fragments de vigne vierge du balcon de l’artiste tombés pendant le premier confinement, qui dans leur chute ont accroché de l’enduit – cela a donné des étoiles blanches . L’artiste en propose une écriture très simple et naturelle – les branches en forme de lettres – en appliquant juste sur chaque petite patte une peinture phosphorescente. Cela permet la nuit d’avoir un rendu de constellation étoilée. Cette édition de huit duos de jour et de nuit semble ainsi faire écho au double registre de l’œuvre : nocturne / diurne ; anima / animus.