Promesses tenues
par Yves Michaud

critique d'art, ancien directeur de l'Ecole Nationale des Beaux-Arts de Paris
Avril 2013


Pour un critique qui s'efforce de raisonner sur ce qu'il voit et défend, Julie Navarro pose un vrai problème.

Voilà en effet une personne jeune, autodidacte en art – pas dans d'autres disciplines – qui, au milieu de multiples activités culturelles, communautaires et politiques, parvient à produire de manière soutenue un ensemble d’œuvres qui couvrent l'éventail de la création actuelle – peintures, sculptures, photos, collages, vidéos ...et même broderies – avec un dynamisme et un plaisir qui font fi de toute recherche d'inscription. Julie Navarro avance sans se soucier de références ni de filiations. C'est plus fort qu'elle.

La connaissant depuis longtemps, j'étais au départ dubitatif sur la solidité de ce travail. Je le trouvais
impressionnant et brillant mais me demandais s'il pouvait tenir sur la durée.
J'en ai, hélas, rencontré beaucoup de jeunes artistes dans le monde de l'art, et notamment dans les
écoles du même nom, des débutants prometteurs, dont les promesses se perdaient, parce qu'ils étaient tenus à bout de bras par leurs professeurs, ou bien encore baignaient dans l'atmosphère du milieu.
Peu de temps après, ça s'effilochait et tournait court, ou s'éteignait dans un ronron.

Julie Navarro peignait au départ des peintures abstraites de bonne qualité, une abstraction post-école de Paris, entre lyrisme et expressionnisme, entre nuagisme et gestualité, qui témoignait de jolis dons.
Je me demandais ce que cela donnerait sur la durée.
A mon grand plaisir, force m'est de constater que, huit ans après, non seulement ça tient bien mais ça
s'affirme.

En peinture, il s'agit de tableaux vigoureux, avec une qualité de couleur évidente, une composition qui
vient naturellement, c'est-à-dire sans effort ni trucage, dans la simplicité et l'immédiateté. Le geste est sûr et décidé. Dans des formats réduits – il faudrait plutôt dire moyens -, Julie Navarro me fait penser tantôt à Motherwell, à Tal Coat ou Debré, parfois aussi à Thiolat. Elle ne se préoccupe nullement de faire comme eux - et pas plus de se différencier d'eux. J'indique seulement en les citant des ressemblances de famille, avec une qualité commune – la poésie des formes allusives et des couleurs.

Si j'avais à spéculer sur une démarche à venir en forme d'épreuve et de test, ce serait celle de la conquête des grandes dimensions. Il va falloir que Julie Navarro s'y frotte – mais il est vrai que, pour le moment, elle travaille encore « en amateur » et, à vrai dire, n'a pas l'atelier qui lui permettrait de faire des toiles immenses - et invendables. Il faudra quand même qu'elle essaie.

Pour les dessins, les qualités sont les mêmes, peut-être plus visibles encore : il lui suffit de rien, ou de
presque rien, pour occuper l'espace de la feuille, faire naître une forme ou une silhouette, suggérer une histoire, ou plutôt quelque chose comme un fantôme ou un fantasme. Car l'« abstraction » de
Julie Navarro est chargée de mythe – d'obsessions personnelles que je ne m'attaquerai pas à élucider ici mais qui permettent à chacun de trouver aussi un espace de projection.
Les collages confirment cet arrière-plan de significations et ils ont une étrangeté réjouissante, y compris quand ils prennent la forme de « sculptures », c'est-à-dire de la juxtaposition improbable d'objets – un téléviseur et des fleurs de céramique pour décoration funéraire.

Maintenant, ce qui m'intrigue et m'intéresse aussi le plus dans la production variée de Julie Navarro,
ce sont ses broderies. Julie Navarro brode machinalement, compulsivement, obsessionnellement,
des motifs, personnages, animaux, saynètes. Elle brode sur toile, sur napperons, sur photos, sur tapisserie.
Outre que ce type de travail a été revendiqué dans les années récentes par des artistes féministes de
premier plan comme Rosemarie Trockel, il y a dans la simplicité de ces motifs, dans la fragilité de ces
compositions, dans la force des souvenirs qui s'y donnent légèrement, et jusque dans la poésie des titres, quelque chose qui nous emmène au delà des conventions de la peinture, au delà des conventions de l'art contemporain.

L'ensemble de ces travaux est maintenant plus que prometteur : il manifeste une maturité mais aussi
une qualité d'exploration intérieure qui me touche – et je ne devrais pas être le seul.
Il se dessine aussi que Julie Navarro va s'engager de plus en plus fortement et profondément dans
ce travail qui ne sera plus « pris » sur ses activités mais doit passer au centre de sa vie.
Et cela nous réservera de nouvelles surprises. J'ai une grande confiance dans la suite.